Monsieur le Premier ministre,
Votre visite à Paris, celle des ministres vos collègues, celle des personnalités qui vous accompagnent, nous remplissent de satisfaction. Mais nous ne voulons cacher, ni à vous, ni à nous-mêmes, que nous en éprouvons aussi une particulière émotion.
Vous êtes le Québec! Vous êtes les Canadiens français! Il n’y a pas de temps écoulé qui ait pu effacer de l’esprit et du cœur de la France la pensée et la nostalgie de ceux de ses enfants qu’elle avait laissés là-bas voici tantôt deux cents ans. Il n’y a pas d’événements survenus depuis – et Dieu sait s’il en survint et de quelle dimension! – qui aient détourné notre peuple de suivre, d’admirer, d’aimer, l’incroyable effort de ce rameau sorti de notre souche et qui, passé au travers de tant d’obstacles et d’épreuves, apparaît maintenant comme un arbre vigoureux. De votre côté, vous savez que la France a, dans le même temps, beaucoup vécu, c’est-à-dire beaucoup lutté, et qu’elle est aujourd’hui en pleine rénovation. « Je me souviens! », c’est la devise de la province de Québec. En la voyant en votre personne, la France vous en dit autant.
Or, voici que l’évolution, si elle a pu longtemps nous séparer, nous rapproche directement. Il s’agit, cette fois, non point seulement de sentiments à partager, mais bien de choses à faire ensemble. Vous et nous constatons que, plus que jamais, notre langue et notre culture, pour nous être à nous-mêmes essentielles, constituent pour un grand nombre d’hommes, hors de France et hors du Canada, un foyer capital de valeur, de progrès, de contact, et que c’est tout à la fois, notre avantage et notre devoir de les pratiquer et de les répandre. Combien peut y aider notre coopération!
À cet égard, rien n’est plus heureux que les initiatives que vous venez de prendre en instituant à Paris, pour servir à nos rapports directs, une Délégation générale de la province de Québec et en fondant à Montréal une « Association des Universités de langue française ». Tout ce qui, dans l’univers, parle ou veut parler français, afin de s’ouvrir, par là, l’accès à des sources merveilleuses, va bénéficier du fait que notre effort est désormais commun.
Mais, si c’est la pensée, exprimée par le langage, qui mène le monde, ce sont, en notre siècle, la science, la technique, l’économie, qui le façonnent. Dans ces domaines aussi, votre province, pourvue de ressources multiples que vous entendez faire valoir vous-mêmes, peut et doit trouver des concours venant de France. Sachez bien, en effet, que nous, Français, comprenons mieux que personne votre souci de prendre à votre compte la conduite de vos affaires économiques, comme vous l’avez fait déjà fort heureusement à beaucoup d’autres égards.
D’autant mieux, qu’en affirmant et en développant votre personnalité, nous croyons que vous rendez service au Canada tout entier, dont vous êtes les citoyens, qui a maintes raisons de voir grandir ses propres éléments et que nous saluons ce soir de toute notre amitié profonde en priant son éminent ambassadeur d’en transmettre le témoignage à sa gracieuse souveraine et à son gouvernement. Nous croyons aussi que l’équilibre général du monde ne peut que gagner à la présence et à l’expansion, sur le sol du Nouveau Continent, d’une entité française, de souche, de culture et d’activité. Là, en effet, que de peuples, cherchant leur lumière dans le tumulte de ce temps, souhaitent la trouver dans la source latine et française de l’intelligence, de la morale, et de l’action, grâce à laquelle vous et nous sommes ensemble ce que nous sommes!
Je lève mon verre en l’honneur de M. Jean Lesage, Premier ministre, et des ministres du Québec, en l’honneur de Madame Lesage et de vous, Mesdames, qui nous faites si aimablement visite, en l’honneur des Canadiens français plus proches qu’ils ne le furent jamais des espérances de la France.
Source : Charles de Gaulle, Discours et messages, T.3, Paris, Plon, 1970, pp 353-354.