Discours lors d’une réception offerte par le gouvernement canadien - 19 avril 1960

Vous m’avez adressé des paroles qui m’ont profondément touché. En vous remerciant pour la France, je voudrais vous dire quelle impression j’éprouve moi-même au contact du Canada.

La première voix que j’y entends, c’est celle de l’Histoire. Toujours, la France se fera honneur d’avoir apporté sur votre sol, il y a plus de quatre siècles, tout à la fois les germes du progrès civilisateur et le souffle de la spiritualité chrétienne. Si, par la suite, d’autres actions et d’autres influences se sont exercées ici, s’il y eut des rivalités, des batailles et des séparations, ce que la France sema au Canada, a cependant, poussé dru, même si d’autres moissons y ont également mûri. Bref, comme on voit les plantes des eaux s’élever jusqu’à la surface, je sens monter du fond du passé toutes sortes de liens, d’attraits et de ressemblances, qui rendent l’esprit et le cœur de mon pays très proches de ceux du vôtre.

Cela fut mis en pleine lumière lors des deux guerres mondiales. Comment nous, Français, aurions-nous oublié les mérites déployés et les sacrifices prodigués par tant et tant de vos soldats, pendant la Première, sur les champs de bataille d’Artois et de Flandre et la foule héroïque de ceux qu’ensevelit la terre française? Comment n’aurions-nous pas présente à la pensée votre participation exemplaire, lors de la Seconde, aux grands combats de Normandie, de Picardie, de Belgique et d’Allemagne, grâce auxquels fut libérée l’Europe? Comment moi-même ne garderais-je pas vivant le souvenir des deux visites que je fis au Canada1, l’une en 1944 où je vous vis tendus dans votre effort de guerre, l’autre en 1945 au lendemain de la victoire, tandis que, déjà, vous repreniez votre essor et que vous offriez à la France meurtrie le concours de vos moyens? Je ne saurais manquer, à ce propos, de saluer la mémoire de Mackenzie King qui conduisit son pays, quand je conduisais le mien, à travers ces glorieuses épreuves.

Et maintenant, qu’êtes-vous à nos yeux? Matériellement, un pays neuf, aux dimensions immenses, aux grandes ressources, habité par un peuple laborieux et entreprenant. Politiquement, un État qui trouve moyen d’unir deux communautés très différentes par l’origine, la langue, la religion, qui pratique l’indépendance tout en relevant de la Couronne britannique et en faisant partie du Commonwealth, qui développe son caractère national, bien qu’il soit, sur 5 000 kilomètres, voisin d’une très puissante fédération; un État solide et stable, à preuve le fait que, depuis vingt-cinq ans, trois premiers ministres seulement, mes amis, Mackenzie King, Saint-Laurent et Diefenbaker, ont dirigé son gouvernement, un État qui, loin de s’absorber dans son travail intérieur, fait entendre sa voix et joue un rôle actif dans les grandes affaires du monde. Moralement, enfin, un peuple très sensible, d’une part à l’ordre de la société, d’autre part, à la liberté et à la dignité des hommes.

Eh bien! Sachez-le! le pays, le peuple, que vous êtes, suscitent au plus haut point l’intérêt, la sympathie et la confiance de la France. Non seulement aucun litige de prétentions et d’ambitions, ni aucune opposition de nature, ne nous séparent, mais, au contraire les Français se sentent d’accord avec les Canadiens quant à la manière de voir et de traiter les problèmes de notre temps. D’ailleurs, la France millénaire est, elle aussi, un pays neuf, qui se découvre et se transforme, mais à qui sa stabilité et sa puissance renaissante ne font que rendre plus clair son devoir universel, plus lumineux son idéal qui consiste à vouloir que les autres disposent librement d’eux-mêmes comme elle le veut pour sa part, plus ferme sa résolution d’être partie intégrante de ce tout que nous formons, nous autres, les peuples libres.

Mais quel est notre but? En vérité, c’est la paix, non sans savoir que, pour l’organiser, il faudra parcourir de longues et rudes étapes. À cet égard, mon pays trouve bon que soient bientôt confrontés les responsables de ce qu’il est convenu d’appeler « les Quatre ». Suivant la France, il s’agit, d’abord, d’instituer entre ces quatre États, et par là même entre les deux camps dont ils sont les protagonistes, une détente de leurs rapports. Cela implique que soit évités actuellement tout débat qui serait insoluble, a fortiori toute menace, en ce qui concerne, par exemple, les problèmes du peuple allemand. Il s’agit aussi de réaliser au moins un début de désarmement nucléaire, en commençant par les fusées et les avions, véhicules des armes atomiques et sur lesquels le contrôle réciproque est encore possible aujourd’hui. Il s’agit, enfin, d’organiser un embryon de coopération pour aider, par-dessus les réalités politiques, au développement des peuples dépourvus.

De toute façon, la France croit que l’avenir de la paix, c’est-à-dire celui de la vie, dépend essentiellement de l’Europe tout entière et de l’Amérique qui ont enfanté la civilisation moderne et en détiennent les sources principales. La France estime que l’opposition des régimes, à supposer que l’évolution ne tende pas à l’atténuer, ne doit pas empêcher la coexistence pacifique, faute de quoi rien ne pourrait, finalement, sauver l’espèce humaine. La France souhaite, en abordant la réunion au sommet, être soutenue directement par le Canada si valable et qui lui tient si fortement à cœur.

1. En 1945, De Gaulle est allé au Canada, mais n’est pas venu au Québec. En 1944, après avoir été au Canada, il était venu au Québec.

Source : Charles de Gaulle, Discours et messages, T.3, Paris, Plon, 1970, pp. 184-186.