Discours au dîner d’État au Château Frontenac - 23 juillet 1967

Monsieur le Premier ministre,

Pour nous Français, que nous soyons du Canada ou bien de France, rien ne peut être plus émouvant quant au sentiment que nous nous portons, ni plus important pour ce qui est de nos rapports présents et à venir, que la magnifique réception faite ici en ma personne à notre commune patrie d’origine. Rien non plus, ne saurait expliquer mieux que les nobles paroles que vous venez de m’adresser pourquoi il est de notre devoir d’agir ensemble de telle sorte que ce que nous faisons de part et d’autre de l’Atlantique soit, en somme, une œuvre française.

Car, à la base de l’évolution qui est en train de s’accomplir en ce qui concerne à la fois le destin des Français canadiens et leurs liens avec la France, se trouvent trois faits essentiels et que rend aujourd’hui éclatants l’occasion de ma visite.

Le premier, c’est qu’en dépit du temps, des distances, des vicissitudes de l’Histoire, un morceau de notre peuple est installé, enraciné, rassemblé ici. Oui! un morceau de notre peuple par le sang qui coule dans ses veines, par la langue qui est la sienne, par la religion qu’il pratique, par l’esprit, les mots, les gestes, les noms, les coutumes, le comportement, de ses familles, de ses hommes, de ses femmes, de ses enfants, enfin par la conscience profonde qu’il a de sa propre communauté. Après qu’eût été arraché de ce sol, voici 204 années, la souveraineté inconsolable de la France, 60,000 Français y restèrent. Ils sont maintenant plus de 6 millions. Ce fut, sur place, un miracle de fécondité, de volonté et de fidélité. C’est, pour tous les Français, où qu’ils soient, une preuve exemplaire de ce dont peut être capable leur puissante vitalité.

Une autre donnée de la situation où, vous Français canadiens vous trouvez par rapport à vous-mêmes et par rapport aux autres, tient à ceci que votre résolution de survivre en tant qu’inébranlable et compacte collectivité, après avoir longtemps revêtu le caractère d’une sorte de résistance passive opposée à tout ce qui risquait de compromettre votre cohésion, a pris maintenant une vigueur active en devenant l’ambition de vous saisir de tous les moyens d’affranchissement et de développement que l’époque moderne offre à un peuple fort et entreprenant.

Ce qui se passe au Québec, ce n’est pas seulement une entité populaire et politique de plus en plus affirmée, mais c’est aussi une réalité économique particulière et qui va grandissant. N’acceptant plus de subir, dans l’ordre de la pensée, de la culture et de la science, la prépondérance d’influences qui vous sont étrangères, il vous faut des élites, des universités, des laboratoires à vous. Bien loin de n’assumer, comme autrefois, que des rôles auxiliaires dans votre propre progrès, vous voulez en être les créateurs et les dirigeants et vous doter, en conséquence, des enseignants, administrateurs, ingénieurs, techniciens nécessaires.

Au lieu de laisser mettre en œuvre par des entreprises extérieures les vastes ressources de votre territoire, vous entendez les découvrir, les organiser, les exploiter vous-mêmes. En somme, compte tenu des difficultés inévitables d’un tel changement, moyennant les accords et arrangements que peuvent raisonnablement comporter les circonstances qui vous environnent et sans empêcher aucunement votre coopération avec des éléments voisins et différents, on assiste ici, comme en maintes régions du monde, à l’avènement d’un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en main ses destinées. Qui donc pourrait s’étonner ou s’alarmer d’un mouvement aussi conforme aux conditions modernes de l’équilibre de notre univers et à l’esprit de notre temps?

En tout cas, cet avènement, c’est de toute son âme que la France le salue. D’autant mieux, – et c’est là le troisième fait dominant de ce qui se passe pour vous – qu’à mesure que se révèle et s’élève le Québec, les liens vont en se resserrant et en se multipliant entre Français des rives du Saint-Laurent et Français des bassins de la Seine, de la Loire, de la Garonne, du Rhône ou du Rhin. Que le pays d’où vos pères sont venus et qui, lui-même, après d’immenses épreuves, se trouve en plein essor de renouvellement fournisse son concours à ce que vous entreprenez, rien, aujourd’hui, n’est plus naturel. Inversement, rien ne le sera davantage demain que la part que les savants, les artistes, les cadres, que vous êtes en train de former, prendront à la marche en avant d’une France qui se rajeunit. N’est-il pas par exemple aussi encourageant que possible que les universités de Québec, de Montréal, de Sherbrooke, et les universités de France soient en relations régulières et que nous échangions en nombre croissant des professeurs, des ingénieurs, des techniciens, des étudiants? N’est-il pas caractéristique que l’Hydro-Québec, votre puissante entreprise nationale, collabore directement avec l’Électricité de France, qu’il s’agisse des recherches, ou bien de l’utilisation des hautes tensions où vous êtes passés maîtres, ou bien de l’emploi de l’énergie atomique pour produire l’électricité, ou bien de la construction du gigantesque barrage de la Manicouagan? N’est-il pas significatif que nous ayons décidé d’établir bientôt entre nous, par le moyen d’un satellite spatial, un réseau français de communications, de radio et de télévision? Dans les domaines culturel, économique, technique, scientifique, comme dans l’ordre politique, l’action menée en France par la délégation générale du Québec, les contacts fréquents entre les gouvernants, mes entretiens avec vous-même, Monsieur le Premier ministre, hier à Paris, aujourd’hui ici, organisent notre effort commun d’une manière chaque jour plus étroite et fraternelle.

En vérité, ce que le peuple français a commencé à faire au Canada, quand, il y a quatre siècles et demi, Jacques Cartier y abordait au nom du Roi François 1er; ce que ce peuple y a poursuivi sous l’impulsion de Champlain, gouverneur nommé par Henri IV, et de ceux qui vinrent après lui; ce qui y fut maintenu depuis lors avec une persévérance inouïe par une fraction française grandissante; ce que celle-ci entend désormais devenir et accomplir de son propre chef et sur son propre sol, en liant l’effort qu’elle mène dans le Nouveau Monde avec celui que déploie dans l’Ancien sa patrie originelle; ce que les Français d’ici, une fois devenus maîtres d’eux-mêmes, auront à faire pour organiser en conjonction avec les autres Canadiens les moyens de sauvegarder leur substance et leur indépendance au contact de l’État colossal qui est leur voisin, ce sont des mérites, des progrès, des espoirs, qui ne peuvent, en fin de compte, que servir à tous les hommes.

Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses, puisque ce sont des mérites, des progrès, des espoirs français?

En saluant Monsieur le Lieutenant-gouverneur et Madame Lapointe qui sont aimablement des nôtres, je lève mon verre en l’honneur de Monsieur Daniel Johnson, Premier ministre du Québec, en l’honneur de son gouvernement, en l’honneur de Madame Johnson, que nous remercions vivement de ses gracieuses attentions, en l’honneur du Canada français auquel la France tout entière exprime par ma voix son ardente confiance et sa profonde affection.

Source : Renée Lescop, Le pari québécois du général de Gaulle, Montréal, Boréal Express, 1981, pp. 157-160.