Allocution en réponse au maire Jean Drapeau lors du déjeuner offert à l’hôtel de ville - 26 juillet 1967

Monsieur le Maire,

Si un fait, si un évènement, pouvait justifier à lui seul le voyage que j’ai l’honneur de faire au Québec, à l’invitation du premier ministre du gouvernement de ce pays, ce serait l’allocution vraiment émouvante, mais profonde, que vous venez de prononcer, et dont je vous demande de croire que pour les Français, en particulier, si vous le permettez, pour leur Président, les mots en iront très loin.

Ce matin, monsieur le Maire, et ç’aura été la dernière étape de notre voyage, vous nous avez fait visiter rapidement cette ville énorme de Montréal. Tout de suite je vous dirai que rien ne peut être plus émouvant et plus encourageant pour un Français que d’avoir vu cela, d’avoir discerné ce passé et d’avoir constaté ce présent.

Le passé, oui c’est bien ici que Jacques Cartier est venu il y a 432 ans, pour planter sur le Mont-Royal où vous m’avez conduit tout à l’heure, le drapeau du vieux pays. C’est bien ici que Maisonneuve fonda la Ville-Marie. C’est bien ici que de vaillants Français et Françaises qui étaient nos ancêtres, et notamment la glorieuse Jeanne Mance, ont su défendre la cité assiégée pendant 20 ans par des tribus redoutables. C’est ici que gouvernèrent Champlain et ses successeurs. C’est ici qu’il y a un peu plus de deux siècles, au cœur de votre ville, Sainte-Hélène, malgré les prouesses de Montcalm, Lévis et ses soldats livrèrent le dernier combat dans le dernier bastion contre les conquérants anglais.

On aurait pu croire, on pourrait croire que ce passé ayant été marqué d’une telle douleur, Montréal aurait perdu son âme française dans le doute et dans l’effacement. Miracle! Il n’en a rien été. Et au contraire, quelle vitalité, quelle puissance, quelle ardeur se dégagent de cette grande cité.

La voilà devenue une grande métropole économique, avec une industrie de plus en plus considérable, des relations commerciales de plus en plus étendues. La voilà qui joint la navigation des grands lacs américains à celle de l’Atlantique. La voilà qui installe dans ses murs l’Organisation internationale de l’Aviation civile. La voilà qui est érigée en capitale intellectuelle, avec une université de langue française, ses centaines de professeurs, ses milliers d’étudiants, ses multiples collèges affiliés. La voilà transformée en modèle d’urbanisation et en particulier pour ce qui est de ce magnifique, de ce moderne au possible Métropolitain. Et la voilà qui offre à l’univers le cadre d’une exposition colossale et sans précédent.

M. le Maire, ayant vu cela et l’emportant après en vous quittant – c’est pour mes compatriotes que je parle – c’est un exemple que vous leur avez donné, que vous leur donnez tous les jours, c’est une preuve de ce qu’ils peuvent valoir puisque vous le valez bien, et enfin c’est une raison de plus, au moment où la France se relève, elle aussi, et prend le chemin de ce qui est moderne sans perdre ce qui est humain. À cela vous aurez, je vous le dis, contribué d’une manière essentielle. Et c’est de cela surtout que je vous remercie.

Pendant mon voyage – du fait d’une sorte de choc, auquel ni vous ni moi ne pouvions rien, c’était élémentaire, et nous en avons tous été saisis – au cours de ce voyage, je crois avoir pu aller, en ce qui vous concerne, au fond des choses. Et quand il s’agit du destin, et notamment du destin d’un peuple, en particulier du destin du peuple canadien-français ou français-canadien comme vous voudrez, aller au fond des choses, y aller sans arrière-pensée, c’est en réalité non seulement la meilleure politique, mais c’est la seule politique qui vaille en fin de compte.

Ensemble, nous avons été au fond des choses, et nous en recueillons les uns les autres des leçons capitales. Nous les emportons pour agir. Vous, pour poursuivre votre œuvre dans ce Canada dont vous êtes le cœur, dans cette Amérique dans laquelle vous êtes implantés, avec naturellement toutes les circonstances, toutes les conditions particulières qui vous environnent, mais avec la flamme de nos aïeux. Et nous, avec nos difficultés dans un monde qui nous est dur et difficile, dans une Europe qui a été ravagée, déchirée, et, en particulier, en ce qui concerne la France, dans une époque dangereuse et où il ne s’agit pas pour la France de croire qu’elle peut avoir le choix entre une autre alternative que celle-là, être elle-même, c’est-à-dire forte, vigoureuse et humaine, ou bien décliner, c’est-à-dire peu à peu se dissoudre et disparaître et ainsi enlever à l’humanité une espérance suprême qu’elle a toujours eue.

Votre œuvre, et celle des Français de France, ce sont deux œuvres conjuguées. Ce sont deux œuvres liées, ce sont des œuvres qui procèdent de la même inspiration, ce sont des œuvres françaises. N’ayons pas peur de le voir, de le dire et de le faire. Cela implique, c’est évident que nous resserrions beaucoup plus directement nos rapports physiques et nos rapports moraux; que nous nous rapprochions à tous les égards par des échanges intellectuels, spirituels, scolaires, littéraires, artistiques, professionnels, touristiques, familiaux. Cela doit être organisé, développé. Nous avons commencé sur la base d’accords signés entre le gouvernement de ce Québec et le gouvernement de la France. Nous devons le poursuivre et le développer. Et quant au reste, tout ce qui grouille, grenouille, scribouille, n’a pas de conséquence historique dans ces grandes circonstances, pas plus qu’il n’en eut jamais dans d’autres.

Par conséquent, nos vœux sont avec vous en partant, aussi ardents que jamais, mais beaucoup plus précis, explicites, et je voudrais que, quand je vous aurai quittés, avec ceux qui m’accompagnent, vous ayez gardé l’idée que la présence pour quelques jours du général de Gaulle dans ce Québec en pleine évolution, ce Québec qui se prend, ce Québec qui se décide, ce Québec qui devient maître de lui, mon voyage, dis-je, aura pu contribuer à votre élan. C’est tout naturel, pour toutes les raisons que j’ai dites, et qu’avant moi Monsieur le Maire a dites si noblement.

En saluant Monsieur le Premier ministre et son gouvernement qui m’ont invité dans le Québec, et grâce auxquels j’ai fait ce voyage magnifique et qui, pour le monde entier, aura la plus grande portée, en saluant Son Éminence le Cardinal qui, dans tout ce qu’il a voulu faire, l’a fait à notre égard d’une manière inoubliable, je lève mon verre en l’honneur de Monsieur le Maire Drapeau, je lève mon verre en l’honneur de sa ville, pour la remercier, eh! bien, c’est à lui que je m’adresse, non seulement pour ce qu’il a dit sur l’ensemble de notre situation, mais pour ce qui s’est passé à Montréal et pour ce qui s’y passe sous sa direction.

Parmi les millions, les millions de visiteurs que l’univers envoie en ce moment même vers Montréal qui donc pourrait ignorer quelle part est la sienne dans l’immense essor de la cité, grâce à l’exceptionnelle valeur et à l’ardeur sans limite qu’il apporte à la servir. Je lève mon verre en l’honneur de Monsieur le Maire Drapeau, en l’honneur de madame Drapeau à qui nous sommes très reconnaissants de ses gracieuses attentions; en l’honneur de Montréal, de la ville de Montréal, aujourd’hui plus chère à la France qu’elle ne l’a jamais été.

Source : Renée Lescop, Le pari québécois du général de Gaulle, Montréal, Boréal Express, 1981, pp. 170-173.