Conférence de presse à l’Élysée - 27 novembre 1967

Ce sont les Français qui, pendant deux siècles et demi, et jusqu’en 1763, avaient découvert, peuplé, administré le Canada. Quand, il y a deux cent quatre ans, le Gouvernement royal, qui avaient essuyé de graves revers sur le Continent et qui, de ce fait, ne pouvait soutenir en Amérique la guerre contre l’Angleterre, crut devoir quitter la place, soixante mille Français étaient installés dans le bassin du Saint-Laurent. Par la suite, leur communauté n’a reçu que d’infimes éléments nouveaux venant de notre métropole, et cela alors qu’une immigration de millions et de millions de Britanniques, récemment relayée par celle de nouveaux arrivants slaves, méditerranéens, scandinaves, juifs, asiatiques, que le Gouvernement canadien d’Ottawa déterminait à s’angliciser, s’implantait sur tout le territoire. D’autre part, les Britanniques, qui disposaient au Canada depuis cette époque du pouvoir, de l’administration, de l’armée, de l’argent, du commerce, du haut enseignement, avaient longuement et naturellement déployé de grands efforts de contrainte ou de séduction pour amener les Français canadiens à renoncer à eux-mêmes. Là-dessus, s’était déclenchée l’énorme expansion des États-Unis qui menaçait d’engloutir l’économie, les caractères, le langage, du pays dans le moule américain. Enfin, la France, absorbée qu’elle était par de multiples guerres continentales et par de nombreuses crises politiques, se désintéressait de ses enfants abandonnées et n’entretenaient avec eux que des rapports insignifiants.

Tout semblait donc concourir à ce qu’ils soient à la longue submergés.

Eh bien! par ce qu’il faut bien appeler un miracle de vitalité, d’énergie et de fidélité, le fait est qu’une nation française – morceau de notre peuple – se manifeste aujourd’hui au Canada et prétend être reconnue et traitée comme telle. Les soixante mille Français laissés là-bas, jadis, sont devenus plus de six millions et ils demeurent plus français que jamais. Au Québec même, ils sont plus de quatre millions et demi, c’est-à-dire l’immense majorité de cette vaste province. Pendant des générations, ces paysans d’origine, petites gens cultivant les terres, se sont magnifiquement multipliés pour tenir tête au flot montant des envahisseurs. Au prix d’efforts inouïs, autour de leurs pauvres prêtres, avec pour devise « Je me souviens », ils se sont acharnés et ils ont réussi à garder leur langue, leurs traditions, leur religion, leur solidarité, françaises. Mais voici qu’ils ne s’en tiennent plus à cette défensive passive et qu’ils prétendent, comme tout autre peuple, devenir maîtres de leur destin. D’autant plus ardemment, maintenant, qu’ils se sentent subordonnés aux autres, non plus seulement politiquement, mais aussi économiquement.

En effet, étant donné la situation, rurale, isolée, inférieure, dans laquelle était reléguée la communauté française, l’industrialisation s’est faite, pour ainsi dire, par-dessus elle; l’industrialisation qui, là comme partout, commande la vie moderne. On voyait donc, même au Québec, les Anglo-Saxons fournir les capitaux, les patrons, les directeurs, les ingénieurs, former à leur façon et pour le service de leurs entreprises une grande partie de la population active, bref, disposer des ressources du pays. Cette prépondérance, conjuguée avec l’action qualifiée de « fédérale », mais inévitablement partiale, du Gouvernement canadien d’Ottawa, mettait dans une situation de plus en plus inférieure les Français et exposait à des dangers croissants leur langue, leur substance, leur caractère. C’est à quoi ils ne se résignaient pas du tout, et ils s’y résignaient d’autant moins que, tardivement mais vigoureusement, ils se mettaient en mesure d’assumer eux-mêmes leur propre développement. Par exemple, la jeunesse, qui sort maintenant de leurs nouvelles écoles techniques, se sent parfaitement capable de mettre en valeur les grandes ressources de son pays et même, sans cesser d’être française, de participer à la découverte et à l’exploitation de tout ce qui contient le reste du Canada.

Tout cela fait que le mouvement d’affranchissement, qui a saisi le peuple français d’outre-Atlantique, est tout à fait compréhensible et qu’aussi rien n’est plus naturel que l’impulsion qui le porte en même temps à se tourner vers la France. Au cours de ces dernières années, il s’est formé au Québec, un puissant courant politique, varié sans doute dans ses expressions, mais unanime quant à la volonté des Français de prendre en main leurs affaires. Le fait est là, et, bien entendu, ils considèrent la mère patrie non plus seulement comme un souvenir très cher, mais comme la nation dont le sang, le cœur, l’esprit, sont les mêmes que les leurs et dont la puissance nouvelle est particulièrement apte à concourir à leur progrès, alors qu’inversement leur réussite apporterait à la France pour son progrès, son rayonnement, son influence, un appui considérable. Ainsi, en particulier, le fait que la langue française perdra ou gagnera la bataille au Canada, pèsera lourd dans la lutte qui est menée pour elle, d’un bout à l’autre du monde.

C’est donc avec une grande joie et un grand intérêt que le Gouvernement de la République a accueilli à Paris le Gouvernement du Québec en la personne de ses chefs successifs : M. Lesage1 et M. Daniel Johnson2, et conclu avec eux de premiers accords d’action commune. Mais il était évident que ces retrouvailles de la France et du Canada français devaient être constatées et célébrées solennellement sur place. C’est pourquoi M. Daniel Johnson me demanda de venir rendre visite au Québec et c’est pourquoi je m’y rendis au mois de juillet dernier.

Rien ne saurait donner l’idée de ce que fut la vague immense de foi et d’espérance françaises qui souleva le peuple tout entier au passage du Président de la République. De Québec jusqu’à Montréal, sur les 250 km de la route longeant le Saint-Laurent et que les Français canadiens appellent le « chemin du Roy », parce que, jadis, pendant des générations, leurs pères avaient espéré qu’un jour un Chef de l’État français viendrait à la parcourir, des millions et des millions d’hommes, de femmes, d’enfants, s’étaient rassemblés pour crier passionnément : « Vive la France! » et ces millions arboraient des centaines et des centaines de milliers de drapeaux tricolores et de drapeaux du Québec à l’exclusion presque totale de tous autres emblèmes.

Partout où je faisais halte, ayant à mes côtés le Premier ministre du Québec et tels ou tels de ses collègues et accueilli par les élus locaux, c’est avec un enthousiasme unanime que la foule accueillait les paroles que je lui adressais pour exprimer trois évidences. D’abord : « Vous êtes des Français ». Ensuite : « En cette qualité, il vous faut être maîtres de vous-mêmes! » Enfin : « L’essor moderne du Québec, vous voulez qu’il soit le vôtre! » Après quoi, tout le monde chantait la Marseillaise avec une ardeur indescriptible. À Montréal, la deuxième ville française du monde, terme de mon parcours, le déferlement de passion libératrice était tel que la France avait, en ma personne, le devoir sacré d’y répondre sans ambages et solennellement. C’est ce que je fis, en déclarant à la multitude assemblée autour de l’Hôtel de Ville : que la mère patrie n’oublie pas ses enfants du Canada, qu’elle les aime, qu’elle entend les soutenir dans leur effort d’affranchissement et de progrès et, qu’en retour, elle attend d’eux qu’ils l’aident dans le monde d’aujourd’hui et de demain. Puis, j’ai résumé le tout en criant : « Vive le Québec libre! » Ce qui porta au degré suprême la flamme des résolutions.

Que le Québec soit libre, c’est, en effet, ce dont il s’agit. Au point où en sont les choses, dans la situation irréversible qu’a démontrée et accélérée le sentiment public lors de mon voyage, il est évident que le mouvement national des Français canadiens et aussi l’équilibre et la paix de l’ensemble canadien, et encore l’avenir des relations de notre pays avec les autres communautés de ce vaste territoire, et même la conscience mondiale désormais éclairée, tout cela exige que la question soit résolue.

Il y faut deux conditions. La première implique un changement complet de l’actuelle structure canadienne, telle qu’elle résulte de l’Acte octroyé il y a cent ans par la reine d’Angleterre et qui créa la « Fédération ». Cela aboutira forcément, à mon avis, à l’avènement du Québec au rang d’un État souverain, maître de son existence nationale, comme le sont par le monde tant et tant d’autres peuples, tant et tant d’autres États, qui ne sont pourtant pas si valables, ni même si peuplés, que ne le serait celui-là. Bien entendu, cet État du Québec aurait à régler, librement et en égal avec le reste du Canada, les modalités de leur coopération pour maîtriser et exploiter une nature très difficile sur d’immenses étendues et pour faire face à l’envahissement des États-Unis. Mais on ne voit pas comment les choses pourrait aboutir autrement, et, du reste, si tel est leur aboutissement, il va de soi aussi que la France est toute prête, avec un ensemble canadien qui prendrait ce caractère nouveau, à entretenir les meilleures relations possibles. La deuxième condition dont dépend la solution de ce grand problème, c’est que la solidarité de la communauté française de part et d’autre de l’Atlantique s’organise. À cet égard, les choses sont en bonne voie. La prochaine réunion à Paris, nous l’espérons, du Gouvernement du Québec et du Gouvernement de la République, doit donner une plus forte impulsion encore à cette grande œuvre française essentielle en notre siècle. À cette œuvre, devront d’ailleurs participer, dans des conditions qui seront à déterminer, tous les Français du Canada qui ne résident pas au Québec et qui sont un million et demi. Je pense, en particulier, à ces deux cent cinquante mille Acadiens, implantés au Nouveau-Brunswick et qui ont, eux aussi, gardé à la France, à sa langue, à son âme une très émouvante fidélité.

Au fond, nous tous Français, que nous soyons du Canada ou bien de France, pouvons dire, comme Paul Valéry l’écrivait quelques jours avant de mourir : « Il ne faut pas que périsse ce qui s’est fait en tant de siècles de recherches, de malheurs et de grandeurs et qui court de si grands risques, dans une époque où domine la loi du plus grand nombre. Le fait qu’il existe un Canada français nous est un réconfort, un élément d’espoir inappréciable… Ce Canada français affirme notre présence sur le continent américain. Il démontre ce que peuvent être notre vitalité, notre endurance, notre valeur de travail. C’est à lui que nous devons transmettre ce que nous avons de plus précieux, notre richesse spirituelle. Malheureusement, trop de Français n’ont sur le Canada que des idées bien vagues et sommaires. » Et Paul Valéry concluait : « Ici s’insèrerait trop facilement une critique de notre enseignement. » Ah! qu’eût-il dit de notre presse, s’il avait vécu assez pour lire tout ce que tant et tant de journaux ont pu publier – n’est-ce pas? – à l’occasion de la visite que le Général de Gaulle a rendue aux Français du Canada!

Allons! Allons! pour eux aussi, pour eux surtout, il faut que la France soit la France!

Source : Charles de Gaulle, Discours et messages, T.5, Paris, Plon, 1970.