Le voyage de Charles de Gaulle au Québec du 23 au 26 juillet 1967

Parties : 12 • 3 • 4567

Partie 3 — Le 24 juillet sur le chemin du Roy

Après avoir passé la nuit sur le Colbert, de Gaulle, habillé de son uniforme militaire, retrouve Daniel Johnson pour entamer la deuxième journée de son séjour. Les deux hommes prennent place dans la limousine décapotable, et se tiennent debout pour saluer la foule. À 9h, le cortège officiel, qui compte plus d’une centaine de voitures et les bus transportant les journalistes, quitte le centre-ville de Québec pour emprunter le Chemin du Roy. Cette route, construite par les colons de la Nouvelle-France, relie Québec à Montréal en longeant la rive nord du fleuve Saint-Laurent.

Donnacona

Charles et Yvonne de Gaulle à la tribune, Donnacona, 24 juillet 1967. Fonds Roland Lemire, BAnQ Trois-Rivières.

Le premier arrêt a lieu à 10h30 dans la ville de Donnacona. Sous une pluie battante, les membres de la délégation se rendent sur le parvis de l’église de St-Agnès, où les attendent plusieurs milliers de personnes. Au son d’une fanfare, des majorettes en mini-jupes, les Satellites de Donnacona, défilent devant de Gaulle et Johnson [1]. Ces derniers sont accueillis par le maire de la ville, Raoul Mathieu, et le député du comté, Marcel-Rosaire Plamondon. Après avoir signé le livre d’or de la ville en compagnie de Daniel Johnson, de Gaulle s’adresse à la foule. Malgré les remous provoqués par son discours prononcé la veille au Château Frontenac, il reprend le thème de l’affranchissement du Québec, en employant, qui plus est, le terme de «pays»:

«Maintenant, je vois le présent du Canada français, c’est-à-dire un pays vivant au possible, un pays qui est en train de devenir maître de lui-même… un pays qui prend en main ses destinées. Cela est indispensable aujourd’hui. Un peuple, et vous êtes un morceau du peuple français, votre peuple canadien-français, français-canadien, ne doit dépendre que de lui-même… et c’est ce qui se passe, je le vois, je le sens.

Dans l’effort que vous faites à cet égard et dans le développement d’ailleurs magnifique de tout le Québec, vous pouvez être surs que le vieux pays, que la vieille France apporte et apportera à la nouvelle France tout son concours fraternel [2]».

Sainte-Anne-de-la-Pérade

De Gaulle prononce un discours à Sainte-Anne-de-la-Pérade, 24 juillet 1967. Fonds Roland Lemire, BAnQ Trois-Rivières.

Après avoir quitté Dannacona, le cortège poursuit son chemin vers Sainte-Anne-de-la-Pérade. À 11h30, de Gaulle et Johnson arrivent à l’hôtel de ville et sont reçus par le maire Daniel Thibault et par Maurice Bellemare, ministre du Travail et de l’Industrie et député du comté de Champlain, devant une foule enthousiaste. Alors que la pluie a cessé, de Gaulle prend la parole et déclare que «dans cette localité pleine de vie, pleine de jeunesse, pleine de confiance en elle-même», il sentait «l’esprit et l’âme du Canada français, l’âme du Québec c’est-à-dire d’un pays, d’un peuple, d’un morceau de peuple français qui veut être lui-même, disposer de son destin, et qui le marque de toutes les manières». Il conclut : «Eh bien ! Vous pouvez être sûrs que vous saurez, vous-mêmes, exaucer votre vœu, vous serez ce que vous voulez être, c’est-à-dire maîtres de vous [3]». De Gaulle salue ensuite la population et prend un long bain de foule, dans une ambiance de fête.

Trois-Rivières

Après un arrêt au sanctuaire de Notre-Dame-du-Cap, le cortège atteint le centre-ville de Trois-Rivières vers 12h50. Près de 50 000 drapeaux ont été installés dans la ville, et la population se masse dans les rues pour voir passer la limousine présidentielle. Plus de 5 000 personnes sont rassemblées devant le Séminaire Saint-Joseph, sur la rue Laviolette. De Gaulle est accueilli par le maire René Matteau et de nombreux dignitaires [4]. S’adressant à la foule, de Gaulle affirme que «nous sommes maintenant à l’époque où le Québec, le Canada français, devient maître de lui-même. Il le devient d’ailleurs pacifiquement, […] pour son propre bien […] et pour le bien du Canada tout entier. […] C’est le génie de notre temps, c’est l’esprit de notre temps que chaque peuple où qu’il soit et quel qu’il soit, doit disposer de lui-même».

De Gaulle prononce un discours à Trois-Rivières, 24 juillet 1967. Fonds Roland Lemire, BAnQ Trois-Rivières.

Cette situation implique de grandes responsabilités pour la France, poursuit de Gaulle, afin d’«aider le Canada français dans son développement». Celle-ci a «déjà commencé à le faire grâce à des accords qui ont été conclus [avec] le gouvernement de monsieur Daniel Johnson, […] et cela ira en se poursuivant, la France en prend l’engagement devant vous tous». Il continue : «Et inversement, vous les Français canadiens, au fur et à mesure de votre avènement à tous les égards et sur tous les plans, vous aurez à concourir et en particulier avec vos élites, vos savants, vos ingénieurs, vos cadres, vos artistes, vos techniciens, […] au progrès du vieux pays, au progrès de la France. Et la France l’attend de vous pour demain ! [5]».

Après ce discours, de Gaulle est invité à signer le livre d’or de la ville, et s’entretient avec de nombreux invités. Un déjeuner champêtre, organisé sous l’égide la Fédération de la Société Saint-Jean Baptiste, se déroule ensuite dans la marina du séminaire [6]. Le premier ministre Johnson échange en privé avec deux de ses collaborateurs, et leur fait part de sa satisfaction. Il ajoute, en souriant, «si ca continue comme ça, rendus à Montréal, on sera séparés ! [7]».

Après une période repos, le cortège officiel reprend la route, salué encore une fois par une foule bruyante. «Partout sur [le] parcours, […] on ne rencontrait que des enfants, des adultes, des hommes, des femmes, des jeunes gens débordant de joie», écrit un journaliste du Nouvelliste. «Cette hospitalité, devrait-on dire, jamais jusqu’ici aucun chef d’État tant étranger que Canadien, ne l’avait ressentie ni reçue au Canada français [8]».

Louiseville

À 15h45, de Gaulle et Johnson font leur entrée à Louiseville, salués par la fanfare municipale. Plus de 7 000 personnes se massent dans le parc du Tricentenaire et accueillent chaleureusement les deux dirigeants. Après l’intervention du maire de la ville et du député de Maskinongé, qui déclare que de Gaulle représentait aux yeux de la population non seulement un grand homme, mais également «l’ami, le parent, le bon copain [9]», le président prend la parole :

«Je sens, je vois, je sais qu’à Louiseville en particulier comme dans tout le Québec, dans tout le Canada français, une vague s’élève. Cette vague c’est une vague de renouveau, c’est une vague de volonté, pour que le peuple français du Québec prenne en main ses destinées.

Il le sait et il le fait par des moyens modernes, c’est-à-dire par le développement industriel qui aujourd’hui commande toute l’activité des hommes. Il le fait en se créant des élites, des élites de la pensée, des élites d’ingénieurs, des élites de techniciens, des élites d’ouvriers, comme il avait déjà des élites de cultivateurs. Et de cette manière, je le répète, le Québec est un peuple qui monte et qui est maintenant lui-même [10]».

Au terme de son discours, de Gaulle entonna la Marseillaise, reprise par la population. «C’est avec émotion et fierté que hommes, femmes et enfants ont chanté en chœur d’une voix forte l’hymne national français. Dans les yeux de certains pères de famille, d’hommes d’un certain âge, on aurait pu deviner des larmes d’émotion», écrit un journaliste [11]. De Gaulle demandera également que soit joué l’hymne canadien, comme cela avait été le cas à Sainte-Anne-de-la-Pérade.

Berthierville

À 17h, le cortège arrive au parc Sainte-Geneviève de Berthierville. Après avoir salué le maire J.-D. Giroux, de Gaulle déclare :

«Ici à Berthier, je constate, comme partout dans le Québec, d’abord la fidélité, fidélité inébranlable qui fait que malgré tout ce qui s’est passé, on est ici aussi français que jamais. Je constate, ici comme ailleurs, un grand essor moderne pour le progrès. Je le vois, dans tout ce que j’aperçois de vos bâtiments, de vos constructions, de vos usines, de vos cultures, je le vois dans votre jeunesse, dans tous les yeux ici. Vous êtes en train de monter. Vous êtes un morceau du peuple français qui s’élève. Vous êtes un morceau du peuple français qui prend en main ses destinées».

Comme dans son discours de Trois-Rivières, de Gaulle annonce sa volonté d’intensifier les échanges entre la France et le Québec, grâce à une collaboration accrue avec le gouvernement de son «ami» Johnson :

«La France a le devoir de vous aider. Il y a longtemps qu’elle vous doit quelque chose. Eh bien, la France veut vous le rendre ce qu’elle vous doit. Elle veut vous le rendre par le concours qu’elle entend apporter à votre développement. C’est pourquoi, mon ami monsieur Johnson et moi-même, entre nos deux gouvernements, nous avons conclu des accords de coopération particulière entre la France et le Québec et nous avons commencé de les appliquer. Nous allons poursuivre et cela ira sur une échelle de plus en plus grande. Je vous préviens que plus les jours passeront et plus vous sentirez le vieux pays parmi vous. Et plus les jours passeront, vous-mêmes, je le crois, apporterez au vieux pays votre propre concours, le concours de vos capacités, de votre ardeur [12]».

Repentigny

De Gaulle et Johnson prennent ensuite la route de Repentigny, dernier arrêt prévu au programme du Chemin du Roy. Au pied de l’hôtel de ville, ils sont accueillis par le maire Robert Lussier et de nombreux dignitaires venus des municipalités voisines. Après la signature du livre d’or de la ville, le général de Gaulle s’adresse à la foule, malgré la panne des micros installés par les organisateurs. Dans une brève allocution, il déclare notamment :

«Tout au long de ma route, j’ai senti votre affection pour notre commune patrie d’origine. Et moi, tout au long de ma route, je vous ai apporté l’affection profonde de la France. J’ai pu voir aussi dans tout le Québec un essor moderne magnifique par lequel vous êtes en train de prendre en main, en tant que peuple, vos destinées.

À votre effort, la France est résolue à contribuer. Elle a commencé de le faire. Elle va poursuivre. Tous les jours, vous sentirez le vieux pays parmi vous. Et inversement à mesure du temps, la France vous sentira en elle [13]».

Le cortège reprend ensuite la direction de Montréal. Sur le bord de la route, une foule importante salue le passage de la limousine, agitant drapeaux et pancartes. Cette journée, amorcée au départ de Québec, s’est soldée par un immense succès populaire et, dans les villes traversées, de Gaulle a fait l’objet d’une réception chaleureuse. «Partout un accueil délirant», rapporte le journal Le Temps. Dans Le Devoir, un journaliste écrit : «Après l’accueil de la ville de Québec, il était ambitieux d’exiger plus d’enthousiasme et pourtant tout au long du Chemin du Roy, le général de Gaulle et sa femme cueillirent les applaudissements et les hommages comme des fleurs, sans effort : les mains se tendaient vers eux en agitant le tricolore [14]». La réception que réservait Montréal au président français allait être tout aussi grandiose…

Samy Mesli, historien

Notes

1. Pierre Godin, Daniel Johnson. 1964-1968, la difficile recherche de l’égalité, Montréal, Éditions de l’Homme, 1980, p. 221.
2. Allocution du général de Gaulle à Donnacona, 24 juillet 1967.
3. Allocution du général de Gaulle à Sainte-Anne-de-la-Pérade, 24 juillet 1967.
4. André Duchesne, La traversée du Colbert. De Gaulle au Québec en juillet 1967, Boréal, 2017, p. 147.
5. Allocution du général de Gaulle à Trois-Rivières, 24 juillet 1967.
6. André Duchesne, op. cit., p. 148.
7. Jean Loiselle, Daniel Johnson. Le Québec d’abord, Montréal, VLB éditeur, 1999, p. 146.
8. «Un accueil enthousiaste, délirant stimulant, triomphal», Le Nouvelliste, 25 juillet 1967.
9. Dale C. Thomson, De Gaulle et le Québec, Éditions du Trécarré, Saint-Laurent, 1990, p. 260.
10. Allocution du général de Gaulle à Louiseville, 24 juillet 1967.
11. «Des larmes d’émotion», Le Nouveau Samedi, 29 juillet 1967.
12. Allocution du général de Gaulle à Berthierville, 24 juillet 1967.
13. Allocution du général de Gaulle à Repentigny, 24 juillet 1967.
14. «De Gaulle triomphe en province», Le Devoir, 25 juillet 1967.