Le voyage de Charles de Gaulle au Québec du 23 au 26 juillet 1967

Parties : 123 • 4 • 567

Partie 4 — Le 24 juillet à Montréal

Après avoir emprunté le pont Le Gardeur, le cortège fait son entrée sur l’île de Montréal vers 18h45, en empruntant la rue Notre-Dame. Les voitures traversent d’abord la municipalité de Pointe-aux-Trembles, où la population est massée sur les trottoirs et devant les immeubles pour acclamer de Gaulle, debout dans la limousine aux côtés de Daniel Johnson pour saluer la foule. Comme dans toutes les villes et villages traversés au cours de la journée, l’ambiance est à la fête. Après avoir atteint le quartier de Tétreaultville, le cortège officiel tourne sur la rue Lebrun. Près de l’avenue Souligny, «adultes et enfants attendent avec impatience. Du côté ouest de la rue, tous agitent de petits drapeaux du Québec alors que, du côté est, ce sont ceux de la France» qui sont brandis [1]. Le cortège s’engage ensuite la rue Sherbrooke, en direction du centre-ville.

Encouragée par le maire Drapeau, qui avait incité les habitants à décorer leurs demeures et à se masser le long des rues du parcours afin de souligner «d’une façon grandiose» la visite du général de Gaulle, la population de la métropole va réserver un accueil délirant au président français. À mesure que le cortège s’avance vers le centre-ville, c’est une véritable marée humaine qui se forme dans les rues. Selon les estimations de la police, près de 500 000 personnes ont assisté au défilé, saluant joyeusement de Gaulle à son passage. Au parc Lafontaine, rapporte un journaliste du Devoir, les enfants se comptaient par centaines ou par milliers : «Petits fleur-de-lysés ou tricolores en main, ces enfants chantaient, battaient des mains, faisaient même une ronde à l’occasion. Les jeunes étaient très nombreux le long de la rue Sherbrooke, [dont] des garçonnets perchés sur des bicyclettes incroyablement pavoisées : tout ce petit monde a attendu des heures durant pour savourer un spectacle de deux minutes [2]».

L’arrivée à l’hôtel de ville

Arrivée du général de Gaulle devant l'hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967. Archives de la Ville de Montréal, VM94-Ed37-09.

Après avoir descendu la rue Saint-Denis, le cortège fait son entrée dans le Vieux-Montréal, au son des cloches des églises du quartier. «Aux approches de la mairie, cela devenait vraiment extraordinaire», se souvient Pierre-Louis Mallen, le représentant de l’ORTF à Montréal, et «malgré le service d’ordre, dont on imagine l’importance, la foule que les trottoirs ne pouvaient physiquement plus contenir débordait, escaladant les maisons et se répandant sur la chaussée où ne demeurait qu’un étroit passage dans lequel se glissaient nos voitures et les motards de notre escorte [3]».

Attendant fébrilement l’arrivée du général de Gaulle, près de 15 000 personnes sont massées sur la place de l’hôtel de ville. Parmi elles figurent de nombreux membres du Rassemblement pour l’indépendance national, le RIN de Pierre Bourgault. Présents tout au long du parcours pendant la journée, les militants crient des slogans nationalistes et agitent des pancartes portant des formules telles que «France libre, Québec libre», «Québec, pays français», «Notre État français nous l’aurons».

ALe général de Gaulle devant l'entrée de l'hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967. Archives de la Ville de Montréal, VM94-Ed37-17.

Peu après 19h30, le cortège s’immobilise finalement devant l’hôtel de ville. L’arrivée du président français suscite une véritable explosion de joie. Accueilli aux cris de «Vive de Gaulle !», celui-ci descend de la limousine, accompagné par Daniel Johnson. Il gravit quelques marches de l’escalier d’honneur pour rejoindre le maire Jean Drapeau, qui l’attend avec son épouse. Sur la place, les gens crient et s’agglutinent autour des voitures, brisant le cordon de police déployé au pied du bâtiment. Présent sur les lieux, le conseiller de Johnson, Jean Loiselle, note que «les acclamations de la foule se déchaînent et nous frappent violemment, de plein fouet. C’est physique. Ca dure tant que le général de Gaulle monte l’escalier monumental. Les décibels sont palpables [4]». Pierre-Louis Mallen décrit la même effervescence : les cris de la foule résonnaient si fort, «dominant tous les autres bruits, que cette scène demeure dans mon souvenir comme une séquence de film muet; une nuée de motards passait, on ne les entendait pas; une fanfare jouait, on ne l’entendait pas. On était enveloppé, baigné dans une immense clameur continue, faite de milliers de "Vive de Gaulle", "Vive la France", "Québec libre", "Liberté" [5]».

Arrivé sur le perron, de Gaulle continue d’être acclamé chaleureusement, pendant que Johnson et Drapeau l’applaudissent à ses côtés. Après avoir joué la Marseillaise, la fanfare entame l’hymne canadien, qui se fait copieusement huer par la foule.

«Vive le Québec libre!»

Après quelques instants, les officiels s’engouffrent à l’intérieur du bâtiment. Suivant le maire Drapeau, de Gaulle et Johnson sont conduits à l’ascenseur, afin d’accéder à l’étage supérieur et à la terrasse arrière de l’hôtel de ville, où 600 invités ont été conviés pour rencontrer le président français [6]. Avant cela, il est convenu que ce dernier sorte sur le balcon, afin de saluer la foule massée au pied de l’édifice. Chaleureusement applaudi, de Gaulle se tourne vers Drapeau et lui annonce qu’il désire s’exprimer. Pris au dépourvu, le maire lui répond qu’il n’y a pas de micro, puisque la seule intervention prévue au programme doit avoir lieu pendant la réception privée. Un garde du corps du président trouve alors un micro débranché et posé dans un coin de la terrasse, qu’il amène devant de Gaulle. Ce micro avait été installé le matin même par des techniciens, à la demande des représentants de Radio-Canada et de l’ORTF qui, pensant de Gaulle serait amené à prendre la parole à son arrivée à l’hôtel de ville, avaient jugé plus opportun de placer un micro sur le balcon que sur le perron, en raison du bruit de la foule. Pendant la journée, le maire Drapeau avait découvert le micro, et ordonné à son personnel de le retirer. L’employé s’était contenté de le débrancher et de le ranger dans un coin de la terrasse. Le micro est alors rebranché par un technicien de Radio-Canada présent sur les lieux, et de Gaulle prend la parole. Il commence son discours en déclarant que «c’est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi la ville de Montréal, française. Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue de tout mon cœur». Il continue :

Le général de Gaulle au balcon de l'hôtel ville de Montréal, 24 juillet 1967. Archives de la Ville de Montréal, VM94-Ed37-18.
Je vais vous confier un secret que vous ne répèterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. Et tout le long de ma route, outre cela, j’ai constaté quel immense effort de progrès, de développement, et par conséquent d’affranchissement, vous accomplissez ici et c’est à Montréal qu’il faut que je le dise, parce que, s’il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c’est la vôtre. Je dis : c’est la vôtre, et je me permets d’ajouter : c’est la nôtre».

Comme il l’a fait dans ses précédents discours, il souligne ensuite l’importance de la coopération franco-québécoise :

Si vous saviez quelle confiance la France réveillée après d’immenses épreuves porte maintenant vers vous, si vous saviez quelle affection elle commence à ressentir pour les Français du Canada et si vous saviez à quel point elle se sent obligée de concourir à votre marche en avant, à votre progrès ! C’est pourquoi elle a conclu avec le gouvernement du Québec, avec celui de mon ami Johnson, des accords pour que les Français de part et d’autre de l’Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre française. Et d’ailleurs, le concours que la France va, tous les jours un peu plus, prêter ici, elle sait bien que vous le lui rendrez, parce que vous êtes en train de vous constituer des élites, des usines, des entreprises, des laboratoires qui feront l’étonnement de tous et qui, j’en suis sûr, vous permettront d’aider la France».

Il poursuit : «Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir en ajoutant que j’emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend, ce qui se passe ici et je puis vous dire qu’elle en vaudra mieux», avant de déclarer : «Vive Montréal! Vive le Québec!». Alors que la foule est en liesse, il marque une seconde d’arrêt, puis prononce son célèbre : «Vive le Québec libre!», et conclut son discours par : «Vive le Canada français ! Et vive la France! [7]».

La réception à l’hôtel de ville

Alors que la foule est en liesse, de Gaulle salue une dernière fois, les bras en V. Après quelques instants, il se retourne et suit le maire à l’intérieur du bâtiment. Sur la terrasse arrière de l’hôtel de ville, où sont rassemblés de nombreux hauts-fonctionnaires, des diplomates, des parlementaires et des hommes d’affaire, le discours du général de Gaulle a fait l’effet d’une bombe, laissant augurer de la crise qui va grossir les jours suivants. Interrogé par l’aide camp du président, François Flohic, le ministre français des Affaires étrangères, Couve de Murville, lui confie que de Gaulle «a eu tort de parler [8]». Daniel Johnson est tout aussi perplexe. Rejoint par Claude Morin, il lui confie : «on va avoir des problèmes [9]». Un peu plus tard, de Gaulle s’approchera de Johnson et lui demandera : «J’espère que je ne vous ai pas embêté, monsieur le premier ministre ?», ce à quoi ce dernier répondra : «non, vous avez seulement lancé le slogan d’un parti que j’ai battu aux dernières élections. Mais ne vous en faites pas, je vais me débrouiller avec le reste [10]».

Présent sur la terrasse arrière de l’hôtel de ville, où il a assisté au discours de Gaulle sur un écran de télévision, René Lévesque confie son malaise à Pierre-Louis Mallen, en affirmant que le président était allé «un peu trop loin». Il a prononcé «un mot de trop», continue-t-il, et sa déclaration va «accélérer beaucoup de choses», au risque d’accroître l’antagonisme entre le Canada français et le reste du pays [11].

Le maire Jean Drapeau s'adresse aux dignitaires et aux invités sur la terrasse de l'hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967. . Archives de la Ville de Montréal, VM94-Ed37-26.

Après les salutations d’usage, Jean Drapeau monte sur l’estrade et prononce un discours. Visiblement ébranlé, le maire déclare à de Gaulle que «c’est tout Montréal qui vous accueille, […] non seulement le Montréal francophone que vous connaissez si bien, mais le Montréal cosmopolite qui aimerait vous saluer aussi, chacun dans sa langue», ajoutant qu’il répondrait plus longuement au discours du balcon le surlendemain, à l’occasion d’un déjeuner prévu en l’honneur du président français à l’hôtel de ville [12].

De Gaulle prend la parole à son tour et commence par souligner «l’accueil vraiment inoubliable […] de la grande foule des habitants de Montréal». Montréal «est la ville des réussites», déclare-t-il, en raison, d’une part, des «sentiments profonds de la masse des habitants de cette grande ville» et, d’autre part, de «la qualité des élites, des diverses élites qui y ont déployé et y déploient leur activité». De Gaulle souligne le rôle du maire Drapeau : «Votre activité, votre ardeur, et j’ajoute votre influence, Monsieur le Maire, ont trouvé moyen, avec le gouvernement du Canada, et le gouvernement du Québec, […] d’organiser [l’Exposition universelle qui] est de toutes vos réussites peut-être la plus grande; en tout cas la plus récente».

Il continue en affirmant que Montréal doit continuer d’être, hier comme aujourd’hui, «une ville modèle, une ville exemplaire au point de vue de sa valeur, au point de vue de ses succès et au point de vue de ce qu’elle fait non pas seulement pour les siens mais dans un très grand rayon autour d’elle». Il poursuit son hommage au maire : «Montréal est une ville rayonnante, pourquoi voulez-vous que je ne me félicite pas que cette ville rayonnante, cette ville qui réussit soit la deuxième ville française du monde. Je m’en félicite en effet et c’est bien naturel», ajoutant que «la France porte en ce moment, sur Montréal, une attention de premier ordre, et c’est en grande partie à vous que cela est dû. Je vous en rends hommage».

Répondant aux propos de Drapeau, de Gaulle conclut : «Et puisque vous voulez bien vous adresser à moi après-demain, M. le Maire, j’aurai l’honneur de vous répondre après-demain aussi». Après avoir salué «les personnalités ici réunies», il ajoute «à quel point je suis ému, impressionné et intéressé par ce que j’ai déjà vu et senti, entendu à Montréal, et tout ce que je vais y voir, y entendre et y sentir, demain et après-demain. Vive Montréal ! [13]».

La fin de soirée

Au terme de la réception, de Gaulle quitte l’hôtel de ville en compagnie du maire Drapeau. Au pied du bâtiment, la foule est restée et salue la sortie du président par de nouvelles acclamations. Drapeau et de Gaulle prennent ensuite la direction de la résidence de Robert Bordaz, commissaire général de la France à l’Expo, où le couple présidentiel doit passer les deux jours suivants.

À Ottawa, Lester Pearson, qui a écouté en direct le discours du général de Gaulle, est furieux. Outre le cri «Vive le Québec libre», qui est «un slogan des séparatistes voués au démembrement du Canada», le premier ministre est choqué par l’analogie faite par de Gaulle entre la journée passée sur le Chemin du Roy et la libération de Paris, jugeant cette comparaison «complètement inacceptable» entre la situation des Canadiens français et des Parisiens sous l’occupation nazie [14]. Dans la soirée, un porte-parole du premier ministre fait part à la presse de l’inquiétude du chef du gouvernement, qui s’est déclaré «deeply concerned». Resté à Montréal, le ministre Paul Martin appelle Pearson pour lui faire part de son mécontentement à l’égard de la conduite du général de Gaulle. Il reçoit l’ordre de rentrer immédiatement à Ottawa, où Pearson a convoqué un conseil des ministres le lendemain, à midi.

Ainsi s’achevait cette journée historique du 24 juillet 1967. Si le discours prononcé par de Gaulle au balcon de l’hôtel de ville de Montréal reste gravé dans les mémoires, une part de doute subsiste encore aujourd’hui quant aux intentions réelles du président français. Celui-ci a-t-il été emporté par l’enthousiasme de la foule, et repris à son compte un slogan qu’il a entendu tout au long de la journée, comme le prétendront de nombreux journalistes ? S’agit-il au contraire d’un geste planifié par de Gaulle, comme l’affirme Alain Peyrefitte ? Celui-ci rapporte en effet qu’après le retour en France du président, il rencontra son chef d’état major, l’amiral Philippon, qui lui confia qu’au cours d’une de ses discussions avec de Gaulle pendant la traversée de l’Atlantique sur le Colbert, ce dernier lui aurait demandé : «Que diriez-vous si je leur criais : Vive le Québec libre ?». «Oh, vous n’allez pas faire ça, mon général !», répondit Philippon. «Eh bien, je crois que si. Ça dépendra de l’atmosphère», lui répliqua de Gaulle [15]. Improvisés ou non, ces quatre mots sont passés à la postérité.

Samy Mesli, historien

Notes

1. André Duchesne, La traversée du Colbert. De Gaulle au Québec en juillet 1967, Montréal, Boréal, 2017, p. 156-157.
2. «Le peuple de Montréal était au rendez-vous», Le Devoir, 25 juillet 1967.
3. Pierre-Louis Mallen, Vivre le Québec libre, Paris, Plon 1978, p. 161.
4. Jean Loiselle, Daniel Johnson. Le Québec d’abord, Montréal, VLB éditeur, 1999, p. 147.
5. Pierre-Louis Mallen, op. cit., p. 161.
6. Christophe Tardieu, La dette de Louis XV, Paris, Éditions du Cerf, 2017, p. 49.
7. Allocution du général de Gaulle au balcon de l’hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967.
8. François Flohic, De Gaulle intime, Paris, L’Archipel, 2010, p. 69.
9. Claude Morin, L’art de l’impossible. La diplomatie québécoise depuis 1960, Montréal, Boréal, 1987, p. 79.
10. Jean Loiselle, op. cit., p. 149.
11. Pierre-Louis Mallen, op. cit., p. 172-173.
12. André Duchesne, op. cit., p. 173.
13. Allocution du général de Gaulle sur la terrasse de l’hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967.
14. Lester B. Pearson, Mike. The memoirs of the Right Honorable Lester B. Pearson, volume 3, Toronto, Toronto University Press, 1975, p, 267.
15. Alain Peyreffite, de Gaulle et le Québec, Montréal, Stanké, 2000, p. 65.