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Le mercredi 26 juillet, à Ottawa, Lester Pearson est avisé dès son réveil de la décision du président français de quitter le Canada, sans passer par la capitale fédérale. Le premier ministre convoque une nouvelle réunion de son cabinet. À 8h45, l’ambassadeur Jules Léger et Couve de Murville se rencontrent à Montréal. Ce dernier explique que la décision du président français est irrévocable et admet qu’au vu des circonstances, il s’agit probablement la meilleure solution. Dès la fin de la rencontre, Léger communique ces informations à Paul Martin, qui les transmet à Pearson et aux ministres présents à la table. Après des discussions, l’idée d’une nouvelle déclaration publique du premier ministre est écartée par le cabinet. Il est convenu qu’aucun membre du gouvernement ne se rendra à l’aéroport de Dorval pour saluer de Gaulle au moment de son départ. C’est le commissaire général responsable des visites d’État durant l’Expo67, Lionel Chevrier, qui s’acquittera de cette tâche, accompagné de l’ambassadeur Jules Léger. À la demande de Paul Martin, il est également décidé que Léger ne rentrera pas à Paris dans l’avion présidentiel, contrairement aux usages diplomatiques [1]. Le cabinet s’attèle enfin à la rédaction d’un communiqué de presse. Dans ce texte, qui sera publié en fin de matinée, alors que la nouvelle du général de Gaulle aura déjà été ébruitée, le gouvernement fédéral affirmera avoir «été avisé que le général de Gaulle a décidé de ne se pas se rendre à Ottawa. […] La décision [du président français] d’abréger sa visite au Canada est facile à comprendre dans les circonstances. Toutefois, ces circonstances, qui ne sont pas le fait du gouvernement, sont fort regrettables [2]».
Pendant ce temps, à Montréal, de Gaulle a entamé la dernière journée de son voyage triomphal au Québec. Conformément au programme prévu, il arrive à 9h45 à la station Berri-de-Montigny en compagnie du maire Drapeau pour visiter le métro, construit en collaboration avec des ingénieurs français et inauguré quelques mois plus tôt, en octobre 1966. Après avoir été conduit au centre de commandement, il emprunte le métro et se rend à la Place des Arts.
Pendant le trajet en métro, l’attaché de presse de l’Élysée, Gilbert Pérol, confie à deux journalistes français, Pierre-Louis Mallen et Jean Mauriac, que de Gaulle a pris la décision de quitter le Canada en fin d’après-midi. Ayant eu vent de la nouvelle, un reporter de Radio-Canada, Gilles Loiselle, mène son enquête. Après avoir appelé l’aéroport de Dorval, où on lui confirme que l’avion présidentiel français, qui se trouvait à Ottawa, a bien été rappelé à Montréal, il livre la primeur à ses chefs de station et finit par passer à l’antenne pour annoncer la nouvelle au Québec [3].
Arrivé à la Place des Arts, de Gaulle est accueilli par le ministre des Affaires culturelles, Jean-Noël Tremblay. Après sa visite du complexe, qu’il qualifiera de «palais», il se rend à la salle Wilfrid-Pelletier, où il s’entretient avec diverses personnalités du monde artistique et les dirigeants de la Place des Arts. La cérémonie se termine par la signature du livre d’or de l’établissement. Durant cette visite, indique un journaliste, «chaque fois que le public apercevait le président, ce n’étaient qu’acclamations : "Vive de Gaulle!", "Vive la France", et "Vive le Québec libre" [4]».
Le cortège présidentiel prend ensuite le chemin de l’Université de Montréal. Vers 11h10, de Gaulle et Drapeau arrivent à l’entrée de l’établissement, où une foule estimée entre 1 500 et 2 000 personnes est rassemblée pour saluer l’illustre visiteur. Le recteur Roger Gaudry et le chancelier de l’université, le cardinal Léger, accueillent de Gaulle, qui est conduit à la salle de réception pour signer le livre d’or. Le groupe se dirige ensuite vers un auditorium bondé, où 1 461 personnes, majoritairement des professeurs et des étudiants, ont pris place [5]. Après le discours de bienvenue du recteur, de Gaulle livre la dernière allocution publique de son voyage. Comme il l’a fait dans ses précédentes interventions, il salue le développement amorcé au Québec et y souligne l’essor de l’enseignement universitaire :
L’activité économique continuellement renouvelée et accélérée ainsi que la profonde et rapide transformation sociale qui vous entourent déterminèrent votre université à former en nombre sans cesse grandissant des savants, des cadres, des ingénieurs, alors que, pendant longtemps, les Français canadiens les avaient reçus d’ailleurs. En dix ans vous êtes donc passés de 5 000 à 16 000 étudiants. Dans cinq ans, vous en aurez 25 000.
Dans ce pays si vaste et si neuf, rempli de moyens en pleine action et de ressources encore inconnues, voisin d’un État colossal et dont les dimensions mêmes peuvent mettre en cause votre propre entité, se lève et grossit la vague d’un développement moderne dont vous voulez qu’il soit le vôtre. C’est par vous, c’est pour vous que, chez vous, doit être fait ce qu’il faut : capter et distribuer les sources de l’énergie, créer des industries nouvelles, rationaliser les cultures, bâtir d’innombrables maisons, barrer ou combler des fleuves, multiplier les autoroutes, faire circuler le métro, construire des palais pour les arts et les sciences.
Reprenant la formule des «Français canadiens», comme il l’a fait durant tout son séjour, de Gaulle affirme que «cette ambition et cette action sont pour les Français d’ici, comme pour ceux de France, essentielles à leur destinée parce que celle-ci ne peut être que le progrès ou bien le déclin». Il insiste ensuite sur l’intérêt de renforcer la coopération franco-québécoise :
Rien n’est donc plus naturel et, en même temps plus salutaire, que les liens de plus en plus étroits qui s’établissent entre toutes les branches de nos activités françaises de part et d’autre de l’Atlantique! Mais combien cela est vrai surtout pour nos universités, foyers de notre culture, c’est-à-dire de nos âmes, de nos espoirs, de notre rayonnement! Combien sont satisfaisants nos échanges croissants de maîtres, d’étudiants, de livres et d’informations, tels qu’ils sont organisés par les accords conclus entre le gouvernement de Québec et celui de Paris!
Face «aux bouleversements qui ont déjà marqué le siècle» et ceux à venir, continue de Gaulle, «ce grand et libre ensemble d’intelligence, de raison et de sentiment est nécessaire au progrès et à l’équilibre du monde qui sont les conditions de la paix. Cet ensemble, pour nous tous, Français, que nous soyons du Canada ou bien de France, c’est notre mission séculaire de l’inspirer et de le servir», concluant que «la part éminente qu’y prend l’Université de Montréal est un signe décisif de ce que vaut et veut notre peuple [6]». Chaleureusement applaudi au terme de son discours, de Gaulle est encore ovationné à la sortie de l’établissement, où il s’adonne à un nouveau bain de foule [7].
Après avoir visité en voiture le campus de l’université et ses principaux édifices, de Gaulle et Drapeau arrivent peu avant midi au belvédère du chalet du Mont Royal. À l’entrée du parc, ils assistent ensemble à un spectacle d’une compagnie franche de la Marine, dont les hommes ont revêtu des uniformes du XVIIIe siècle et sont armés de mousquets.
Le cortège prend ensuite la direction de l’hôtel de ville, dernière étape au programme du séjour montréalais, pour un déjeuner officiel offert par le maire. Devant l’édifice, une foule estimée par le journal Montréal-Matin à plus de 5 000 personnes est rassemblée pour saluer de Gaulle. Pendant la réception, Drapeau livre un long discours, et commence par souligner que la visite du président français a donné lieu à «une explosion réelle d’un sentiment indéfinissable. Vous avez vécu avec notre population des moments historiques». Ce sentiment n’est pas de la nostalgie, «car on n’est pas nostalgique après quatre siècles», affirme Drapeau, qui ajoute que «si nous sommes heureux d’aller en Europe, d’aller en France, nous ne sommes pas moins très heureux de revenir parce que c’est ici que nous avons pris racine, et que ces racines plongent plus profondément dans le sol canadien». Le sentiment ressenti par la population montréalaise n’est pas non plus de gratitude à l’égard de la France, continue le maire, puisqu’à la suite de l’abandon dont a été victime la Nouvelle-France après le traité de Paris en 1763, «nous avons appris à survivre seuls pendant deux siècles». Pendant que «les gens les plus riches et plus cultivés retournaient en France, il y deux siècles», nos ancêtres sont «restés ici et ont continué de parler, d’enseigner le français par leurs propres moyens, [et] il faut bien admettre que pendant cent ans, presque cinq générations, il n’y a eu aucune relation avec la France». Ainsi, «est-ce que la France, est-ce que les Français, est-ce que les administrateurs publics de la France savent […] que l’enseignement du français a pris un jour la forme du seul exemplaire de grammaire française qui restait en cette colonie, et qui était déposé sur un lutrin, et que seule une religieuse était autorisée à en tourner les pages [?]».
Après ces mots, Drapeau prit un ton plus conciliant en déclarant à de Gaulle que «les présidents qui vous ont précédé n’ont jamais témoigné l’intérêt que vous avez attaché, vous, à l’existence du Canada français», ajoutant que «l’espoir que votre visite a fait naître et manifester de façon grandiose, nous ne voudrions pas qu’il débouchât sur une déception. C’est pourquoi, je formule un voeu : c’est que les autres présidents vous ressemblent et partagent votre foi dans l’existence d’un Canada français».
Rassuré par les «nombreuses, fréquentes relations qui semblent vouloir s’amorcer entre la France d’aujourd’hui et le Canada français d’aujourd’hui», Drapeau réitéra toutefois que le Québec devait jouer un rôle au sein du Canada, et «la forme importe peu, nous sommes attachés à cet immense pays, et quelle que soit notre façon de le servir, si nous servons mieux notre pays, si nous servons en Canadien d’origine française, nous servirons mieux la France et nous servirons mieux l’humanité [8]».
Au terme de ce discours, salué dans le Canada anglais comme un modèle d’attachement au fédéralisme et qui vaudra au maire Drapeau des messages de félicitations de Paul Martin et de Lester Pearson, le général de Gaulle prit à son tour la parole, pour s’exprimer une dernière fois devant le premier ministre Johnson et la délégation québécoise.
Après avoir salué «l’allocution vraiment émouvante, mais profonde» du maire, de Gaulle évoque à son tour l’histoire de la Nouvelle-France, déclarant qu’après la défaite contre les conquérants anglais, «on aurait pu croire, on pourrait croire que […] Montréal aurait perdu son âme française dans le doute et dans l’effacement. Miracle! Il n’en a rien été. Et au contraire, quelle vitalité, quelle puissance, quelle ardeur se dégagent de cette grande cité». Soulignant les grandes réussites de la ville, devenue une métropole économique et industrielle, une «capitale intellectuelle» et un «modèle d’urbanisation», il félicite le maire Drapeau, pour son «exceptionnelle valeur» et «l’ardeur sans limite qu’il apporte à la servir».
Le général de Gaulle revient ensuite sur ses quelques jours passés au Québec :
Pendant mon voyage – du fait d’une sorte de choc, auquel ni vous ni moi-même ne pouvions rien, c’était élémentaire, et nous en avons tous été saisis – au cours de ce voyage, je crois avoir pu aller, en ce qui vous concerne, au fond des choses. Et quand il s’agit du destin, et notamment du destin d’un peuple, en particulier du destin du peuple canadien-français ou français-canadien comme vous voudrez, aller au fond des choses, y aller sans arrière-pensée, c’est en réalité non seulement la meilleure politique, mais c’est la seule politique qui vaille en fin de compte. Ensemble, nous avons été au fond des choses, et nous en recueillons les uns les autres des leçons capitales. Nous les emportons pour agir. Vous, pour poursuivre votre œuvre dans ce Canada dont vous êtes le cœur, dans cette Amérique dans laquelle vous êtes implantés, avec naturellement toutes les circonstances, toutes les conditions particulières qui vous environnent, mais avec la flamme de nos aïeux.
Il continue en affirmant que «votre œuvre, et celle des Français de France, ce sont deux œuvres conjuguées. Ce sont deux œuvres liées, ce sont des œuvres qui procèdent de la même inspiration, ce sont des œuvres françaises. N’ayons pas peur de le voir, de le dire et de le faire». Il convient donc «d’accentuer nos rapports physiques et moraux», et de nous rapprocher «à tous les égards par des échanges intellectuels, spirituels, scolaires, littéraires, artistiques, professionnels, touristiques, familiaux», déclare de Gaulle, assurant que la coopération engagée entre les gouvernements du Québec et de la France allait se poursuivre et se développer. Il énonce ensuite une formule qui est passée à l’histoire, en indiquant que «quant au reste, tout ce qui grouille, grenouille, scribouille, n’a pas de conséquence historique dans ces grandes circonstances, pas plus qu’il n’en eût jamais dans d’autres».
En guise de conclusion, et pour donner un sens à son séjour au Québec, le président français formula un vœu, celui que vous gardiez «l’idée que la présence pour quelques jours du général de Gaulle dans ce Québec en pleine évolution, ce Québec qui se prend, ce Québec qui se décide, ce Québec qui devient maître de lui, mon voyage, dis-je, aura pu contribuer à votre élan [9]».
Au terme de la réception, la délégation française se prépare à rejoindre l’aéroport de Dorval. Vers 15h30, de Gaulle descend les marches de l’hôtel de ville. Il est acclamé une dernière fois par la foule, qui scande des «Vive de Gaulle», «Merci de Gaulle». Certains entonnent le refrain de la chanson «Ce n’est qu’un au revoir».
À l’aéroport, «une foule de gens se sont entassés sur les balcons pour jeter un dernier coup d’œil sur celui qui, d’un seul mot, venait d’ameuter toute la capitale fédérale», écrit un journaliste, nous faisant «prendre conscience peut-être qu’au moins certaines modifications devraient être apportées d’urgence, d’extrême urgence à la constitution canadienne [10]».
Sur le tarmac, des soldats du 22e Régiment saluent une dernière fois le président français. Comme convenu, Lionel Chevrier et Jules Léger sont présents et l’accompagnent au pied de la passerelle. De Gaulle salue également Daniel Johnson et le maire Drapeau qui l’ont conduit jusqu’à son avion. Un peu après 16h20, le DC8 du général de Gaulle quittait l’aéroport de Montréal, mettant un terme à la visite officielle du président français.
Lors du vol de retour vers Paris, de Gaulle rédigea un télégramme qu’il fit parvenir à Johnson, pour le remercier de «la magnifique réception que vous m’avez réservé, et à travers vous j’exprime ma gratitude à la population du Québec pour son inoubliable accueil [11]». Le président prit également le temps d’échanger avec ses conseillers. Lors de sa conversation avec Jean-Daniel Jurgensen, directeur de la division Amérique du Quai d’Orsay, celui-ci lui déclara : «Mon Général, vous avez payé la dette de Louis XV !», ce à quoi de Gaulle répondit : «Je savais que je devais faire quelque chose, mais quoi, quand, où? Au bout de cette journée inouïe, il fallait répondre à l’appel de ce peuple. Je n’aurais plus été de Gaulle si je ne l’avais pas fait [12]».
Samy Mesli, historien
1. Paul Martin, A Very Public Life, vol. 2, Toronto, Deneau, 1985, p. 596.
2. Cité par Claude Morin, L’art de l’impossible. La diplomatie québécoise depuis 1960, Montréal, Boréal, 1987, p. 81.
3. André Duchesne, La traversée du Colbert. De Gaulle au Québec en juillet 1967, Montréal, Boréal, 2017, p. 212.
4. «De Gaulle visite Montréal», Montréal-Matin, 27 juillet 1967.
5. André Duchesne, op. cit., p. 216.
6. Discours du général de Gaulle à l’Université de Montréal, 26 juillet 1967.
7. Christophe Tardieu, La dette de Louis XV, Paris, Éditions du Cerf, 2017, p. 103.
8. Cité par Jean Tainturier, De Gaulle au Québec. Le dossier des quatre journées, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 84-91.
9. Allocution en réponse au discours du maire Jean Drapeau lors du déjeuner offert à l’hôtel de ville, 26 juillet 1967.
10. «La foule suit jusqu’à Dorval», Le Nouveau Samedi, 29 juillet 1967.
11. Télégramme adressé à Daniel Johnson dans l’avion présidentiel de retour vers Paris.
12. Dale C. Thomson, De Gaulle et le Québec, Éditions du Trécarré, Saint-Laurent, 1990, p. 280.